
Créé à une époque révolue où il répondait à une nécessité réelle, l’annuaire relève aujourd’hui d’une espèce en voie d’extinction. Conçu d’abord comme un outil professionnel, il s’est rapidement immiscé dans la sphère privée, servant aux usages domestiques et familiaux. Témoignage d’une société qui cherchait à organiser et rendre visibles ses liens, il condensait dans ses colonnes une multitude d’existences réunies sous la forme d’une simple liste.
Les réseaux sociaux apparaissent aujourd’hui comme l’exacerbation de cet ancien répertoire. Instruments numériques de communication collective, ils reprennent et amplifient la logique de classement des individus, que l’annuaire imprimé avait initiée, mais dans un flux infini et dématérialisé. Dans l’annuaire, les noms s’imprimaient dans une encre partagée ; je les recouvre aujourd’hui d’un autre noir. Par un geste patient et répétitif, proche d’une calligraphie abstraite, j’enduis chaque page d’encre de Chine jusqu’à l’obscurité complète, transformant ces noms disparus en une surface unifiée, dense et silencieuse.
De page en page, l’objet bascule. Il se défait de son identité de livre pour s’imposer comme sculpture. Délesté de sa fonction première, vidé de sa dimension collective, l’annuaire devient pour moi un corps autonome : un volume monochrome, détaché du temps, porteur d’une présence singulière qui résume en elle seule l’effacement et la persistance de la mémoire.